Au soir de sa vie, Mallarmé écrivit un poème quelque peu obscur, interprété le plus souvent comme une parabole traitant de la place du hasard dans un monde où la valeur de Dieu fut dé-construite. Le poète y affirmait qu’« un coup de dés jamais n’abolira le hasard » – juste avant de préciser que « la pensée émet des coups de dés ». De la sorte, Mallarmé semble suggérer -par la surprenante analogie qu’il opère entre « pensée » et « coups de dés »- qu’on ne peut s’émanciper du règne de la contingence. Se pourrait-il cependant qu’il faille considérer l’idée d’une nécessité de la contingence ? Le concept de hasard se heurte en somme à une interrogation plurielle : s’agit-il de l’autel de la lucidité, ou de « l’asile de l’ignorance », selon les termes de Spinoza ? Les philosophes de la contingence s’égarent-ils dans les méandres d’une pensée chimérique, ou sont-ce deux du déterminisme qui, désirant abolir le hasard, plongent en même temps dans les affres d’une occultation intellectuelle ? Il nous incombe, non pas tant d’abolir le hasard, mais plutôt de le comprendre –ou du moins de tenter d’en présenter une vision claire : aussi pourrons-nous dénuder le hasard de toutes les idées illusoires qui l’enveloppent ; de la sorte, se peut-il que nous en venions à l’abolir, sinon à le dépasser ?
Comme le remarquait Platon dans le Phédon, un concept ne peut être isolé de son contraire : de même qu’il serait vain de prétendre connaître le Beau tout en ignorant la notion de Laid, il convient de situer le hasard dans une perspective théorique plus large –celle du hiatus philosophique régnant entre le hasard et la nécessité. C’est ainsi qu’abolir le hasard revient à penser que seuls les rouages de la nécessité régissent le monde.
Soulevons tout d’abord une question préliminaire mais non moins nécessaire –prémisse de notre interrogation : qu’est-ce donc que le hasard ? Car, avant de se questionner quant à la légitimité du règne du hasard, encore faut-il savoir si ce règne existe. Le hasard désigne pour un fait ou un étant l’absence de cause : est dit « fruit du hasard » tout évènement que nulle cause ne semble avoir entraîné. Cela ne signifie en rien qu’un évènement qui n’a pas de cause –ou prétend ne pas en avoir- ne peut entraîner d’effets ; bien au contraire, le hasard semble se présenter comme une ouverture sur de nouvelles possibilités : le hasard serait donc fertile, en cela qu’il engendrerait des effets que le déterminisme n’aurait pu faire advenir. Toujours est-il par ailleurs que le hasard s’oppose fondamentalement à la notion de déterminisme, selon laquelle tout fait est ancré dans les rouages d’une causalité implacable.
Le hasard étant défini comme une absence de cause, il ne peut être aboli par rien d’autre que par la découverte d’une ou de plusieurs causes. Or, le dévoilement d’une causalité implique la perspective d’une connaissance : le hasard d’une chose s’évapore dès lors que le penseur en connaît la cause. Spinoza ne voulait pas dire autre chose lorsqu’il expliquait que seule la notion de hasard était purement illusoire, en cela qu’elle provenait de « l’asile de l’ignorance » (Appendice de la première partie de l’Ethique). Le hasard constitue de fait un phénomène superficiel, puisqu’il se limite à « l’effet » -dont il fait mine d’ignorer la cause : le concept de contingence surgit dès lors que l’homme, faute d’admettre qu’il ne connaît pas la cause des choses, feint de croire que ces dernières ne surviennent de nulle part. C’est dans ce contexte que Spinoza expliquait, dans une des propositions de la première partie de l’Ethique, que « nulle chose n’est contingente » : tout évènement participe d’une chaîne causale monadique, propre à la substance unique constituée par la nature. Substance qui, selon le penseur, se déploie selon la nécessité implacable de sa nature –et donc sous l’effet de ce que le bon sens nomme usuellement « les lois de la nature ».
Occultation d’une cause, l’idée de contingence voilerait de fait les déterminismes qui ont façonné la réalité présente : le hasard se restreint au hic et nunc qu’il observe, faute d’en explorer les antécédents et d’en identifier les causes. Il serait dans cette optique plus judicieux de cerner les déterminismes latents qui se profilent par-delà l’instantanéité de leur effet. C’est alors que les penseurs divergent selon que, matérialistes, ils considèrent qu’il n’y a de cause en dehors du monde sensible et de ses lois rationnelles, ou bien que, idéalistes, ils considèrent l’idée d’un monde eidétique –ou du moins transcendant- duquel dépendrait la matière. Telle est la posture de Leibniz qui, remarquant que la chaîne causale matérialiste semble s’étendre à l’infini, il en vient à ériger l’idée d’une « cause première », identifiée à Dieu (Agrippa lui aurait certes reproché d’opérer de la sorte un « arrêt dogmatique, mais il n’en demeure pas moins que la conception leibnizienne de la divinité semble aller à l’encontre, et ainsi abolir, la notion de hasard). On retrouve d’ailleurs dans la Bible l’idée d’un hasard qui ne consiste en rien d’autre qu’en un travestissement de la volonté latente de Dieu ; aussi, lorsque Moïse s’apprête à assigner à chacune de ses tribus une région administrative de la terre de Palestine –en vue du partage géographique devant être opéré après la conquête de Josué-, le texte biblique précise que ce partage a été fait « au hasard » : il s’agit, comme le souligne l’exégèse, d’un simulacre de contingence qui exprime en réalité la volonté sous-jacente de Dieu. Dans une telle optique, le hasard n’est rien d’autre que l’occultation de la nécessité.
Affaire de « mauvaise foi » intellectuelle, refoulement de la connaissance causale, le hasard en vient alors à être aboli par toute pensée qui, assoiffée de lucidité, montre qu’il n’existe pas de choses sans causes –le terme cause ne puise-t-il pas d’ailleurs son étymologie dans le nom latin causa, comme le remarqua Heidegger dans La Chose (in, Essais et conférences) ?-, de faits qui ne soient pas également des effets. Cependant, le hasard peut-il survivre au dévoilement de sa cause ? Somme toute, n’existe-t-il pas un hasard qui ne soit en rien affecté par le concept de déterminisme ?
Certes, le hasard se définit comme l’absence de cause –mais l’acception du terme cause semble faire l’objet d’une certaine confusion. Car, s’il peut s’agir d’une cause factuelle –dans la perspective d’une cause qui entraîne chronologiquement son effet-, nous pouvons tout aussi bien concevoir l’idée d’une « cause ontologique », expression fréquemment employée par Heidegger lorsque celui-ci se questionnait quant à l’essence des étants. Dans l’optique d’une causalité ontologique, une chose est le fruit du hasard lorsqu’elle est un « accident » plutôt qu’un « attribut » de la substance qui l’inclut. Spinoza distinguait en effet « l’affection », définie comme un mode d’existence de l’étant qui n’est pas enveloppé par son essence, de « l’attribut » -prédicat inhérent à l’essence d’une substance : hiatus qui, sous la plume de Heidegger, fut désigné comme l’antinomie entre la substantia et l’accidens. Dès lors, une chose relèverait de la contingence dès lors que son expression, n’étant pas déterminé par son essence, ne serait pas nécessaire ontologiquement. En termes husserliens, la contingence ontologique se situe en chaque caractère qui se révèle éphémère au cours d’une « variation eidétique ». Voilà donc qu’un évènement peut tout à fait s’avérer en même temps contingent et nécessaire : contingent au regard de la causalité chronologique, mais fruit du hasard au regard de ses origines antiques.
Le hasard ontologique semble recouvrir l’ensemble de la « morphé » sensible. Car, le pantha rei de la concrétude, de toute évidence, relève de l’affection et non de l’attribut, raison pour laquelle la réalité –considérée dans sa complétude- est embrassée par l’idée de contingence ontologique. Non pas que les étants n’aient pas d’essence, mais que cette dernière s’exprime à travers « les vaines agitations de la surface » (Jean Paul Sartre) qui, pour leur part, se situent dans le champ de l’accident. Aussi en est-il de la condition humaine, qui n’échappe pas à la contingence ontologique : en effet, l’homme se définit, selon les termes de Heidegger, comme un Dasein. Le terme de Dasein, commenté essentiellement dans Sein und Zeit, se prête à une certaine polysémie, quoiqu’il soit souvent traduit par l’expression « être-là ». L’homme se définit donc dans cette optique comme un « être-là ». Il est là, mais aurait tout aussi bien pu être ailleurs : en somme, l’homme est déterminé –par son essence- à occuper un « hic et nunc » (un cadre spatio-temporel) défini, mais sa condition est d’ordre purement contingent ; s’il vit à telle époque et en tel lieu, il aurait tout aussi bien pu naître ailleurs et en un autre temps. De la sorte, l’identité humaine se voit perçue comme relevant de l’affection, et donc du hasard. Mais la contingence humaine se définit également dans une autre optique : il s’agit de l’inutilité de l’existence individuelle, dont Roquentin –dans le roman de Sartre- prend conscience lorsque, au cours de ses pérégrinations intellectuelles, il comprend que les choses se passeraient bien de lui pour exister, et de fait que sa vie n’est en rien nécessaire à l’ordre du monde. Image d’une contingence, non seulement omniprésente au sein des étants, mais également indépassable, étant ancrée en la condition humaine.
Ce n’est pas tout. Le hasard ontologique, en plus d’être omniprésent, exprime un néant significatif –l’apothéose d’un hasard insurmontable. Car, puisque tel fait aurait pu advenir autrement, de même que telle chose aurait pu se déployer selon une autre affection, l’existence de ces étants est démunie de toute signification : de la sorte, elle devient absurde. En effet, l’expression d’une volonté divine comme interprétation du hasard ne semble pas avoir satisfait la pensée moderne dès lors que Nietzsche en vint à écrire dans Le Gai Savoir que « Dieu est mort », et que, de fait, les entités transcendantales ne satisfont plus la lucidité philosophique : ces dernières constituent « l’asile de l’ignorance », selon les dires de Spinoza. Dans l’Ethique, celui-ci critique vivement la posture intellectuelle consistant à assigner une signification aux faits : une telle conception des évènements imagine est purement chimérique en ceci qu’ancrée dans le subjectivisme d’un homme qui prétend être la finalité du monde, elle ne conçoit pas les faits selon leur « être en soi », mais au regard de leur « être pour nous » (Kant, repris par Sartre).
C’est ainsi que la contingence incarne l’apothéose d’un monde absurde, dans lequel les étants s’imposent sans pour autant relever de l’attribut. L’homme a beau émettre un « appel de sens », il demeure confronté au « silence déraisonnable du monde », et ce parce que l’interprétation des faits provient d’une intention anthropocentriste de comprendre, d’ordonner le monde. Désormais, c’est le hasard qui régit les rouages des faits qui, du fait de leur absence de cause ontologique, sont fondamentalement absurdes.
Voilà donc le hasard sacré seule nécessité –comme le remarquait Quentin Meillasoux dans Après la finitude, Essai sur la nécessité de la contingence : apothéose d’un monde préservé dans sa virginité significative, image d’un homme « vide de sens », selon les dires de Hölderlin. Cependant, si nous ne pouvons abolir le hasard, ne sommes-nous pas en mesure de dépasser théoriquement la question de la contingence ?
Le hasard repose sur une dualité qui rend sa position ambiguë : la contingence –du moins si elle existe- s’impose de façon nécessaire. Constat étrange qui suggère l’idée selon laquelle peu importe de savoir si un fait est contingent ou nécessaire, puisqu’il n’en demeure pas moins que nous ne pouvons le modifier. Quand Jacques le fataliste affirmait que « si cela a eu lieu de la sorte, c’est qu’il ne peut en être autrement », cela ne signifie pas nécessairement que les faits sont « écrits là-haut », mais tout simplement qu’une fois advenus, il est impossible de les changer. C’est ainsi que l’homme, contemplant un évènement, et ne pouvant savoir si celui-ci est issu du hasard ou d’une cause précise, peut cependant en venir à dépasser théoriquement la question de la contingence, en se contentant de considérer la nécessité du fait advenu. C’est ainsi que les philosophes de la contingence et du déterminisme convergent en la notion de nécessité. Sartre rejoint Spinoza, non pas en une abolition du hasard, mais en un dépassement conceptuel de la problématique qu’il constitue.
Enfin, si nous avons reconnu que le hasard affecte directement l’existence humaine, il incombe certainement à l’homme de s’émanciper de la contingence de sa condition. « Etre-jeté-dans-le-monde » (Heidegger), auquel on a inculqué une culture et un savoir contingent, l’homme est en mesure, non pas de se délivrer du joug de sa nature, mais de penser librement, ce qui lui permet de s’élever par-delà les vicissitudes du hasard. C’est ce qu’expliquait Descartes dans l’ouverture des Principes de la Philosophie : au cours de l’enfance, l’homme est exposé à un savoir qui lui est imposé en dépit de sa propre volonté, et de fait de façon illégitime. Mais l’homme n’est pas prisonnier de la contingence de sa naissance : par l’expérience de la tabula rasa, il peut absoudre l’arbitraire de ses prémisses intellectuelles, et fonder une pensée libre –qui ne s’assoit pas sur des valeurs branlantes. Nietzsche exprimait la même idée lorsque, dans Also spacht Zarathoustra, il disait qu’après s’être déployée sur le mode du chameau, la pensée devient lion, et se délivre de fait des valeurs prétendues transcendantales que son éducation contingente lui a inculquées. C’est ainsi que, par-delà la nécessité de la contingence, l’homme est en mesure de s’extraire, à condition qu’il déploie une pensée vierge et libre.
Le hasard, c’est à la fois tout et rien : nous y avons vu l’absence de cause, le prédicat des « accidentes », un attribut de la condition humaine. Le hasard se présente tantôt comme un argument artificiel, une notion chimérique –faisant preuve de mauvaise foi intellectuelle, de refoulement philosophique-, et tantôt l’incarnation même de la lucidité, de la résignation dans l’absence de sens. Concept malléable, façonnable à loisir, le hasard, s’il tend à être nié à mesure que ce que Heidegger nommait « la pensée calculante » dévoile diverses sortes de déterminismes –parmi lesquels les déterminismes génétique, biologique, anatomique, ou encore psychanalytique-, continue d’incarner le fétiche de la « pensée méditante ».
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