Chère Edith : Je ne sais pas si vous vous souvenez encore du grand, maigre, lait et ennuyeux compagnon dont vous avez accepté la compagnie lors de nombreuses promenades à Paris, pour aller écouter Bach au Conservatoire, pour contempler une éclipse de Lune sur le parvis de Notre Dame, pour faire naviguer sur la Seine un petit bateau en papier, pour vous prêter un pull vert (qui a toujours votre parfum, même si les sens ne le perçoivent pas). Je suis de nouveau lui, cet homme que j’ai décrit, qui vous disait qu’il reviendrait à Paris dans deux ans devant le Café de Flore. Je reviendrai avant, j’y serai en novembre de cette année. Et je pense désormais, Edith, au plaisir que j’aurai à vous revoir, et en même temps, j’ai un peu peur que vous ayez beaucoup changé, que vous soyez devenue une parisienne accomplie, que vous parliez la langue citadine, que vous ayez acquis les habitudes de la ville, et c’est tout cela que je devrais apprendre peu à peu, avec effort. J’ai aussi la crainte que vous ne soyez pas ravie à l’idée de me revoir, et qu’au contraire ce souvenir de Buenos Aires vous embête, car je suis un peu Buenos Aires, et ce que vous avez laissé derrière vous. C’est pour cela que je vous demande dès maintenant, et je vous le demande par écrit car cela m’est plus facile, de ne pas vous créer un dilemme de “bonne éducation” quand je viendrai vous chercher à Paris. Si vous vous trouvez déjà dans un ordre satisfaisant de choses, je vous demande de me le dire sans détour. Et pourquoi pas ? Il serait pire de chercher à dissimuler l’ennui. Si ce ton un peu véhément vous choque, je vous demande pardon. Surtout, alors que je ne vous ai jamais écrit une seule ligne et que je n’ai rien fait pour entrer en communication avec vous. La vérité est que je souhaitais revenir, et non pas écrire ; régler mes affaires pour revenir à Paris et là, un beau jour, vous croiser et continuer d’être de bons compagnons comme auparavant. Je ne vous reproche pas de ne pas m’avoir écrit. Cela me semble tout à fait naturel. Vous devez vivre de manière trop intense pour vous consacrer à des tâches épistolaires incolores. Mais cela me ferait plaisir que vous vous soyez souvenue de moi, de la même manière que j’ai beaucoup pensée à vous jusqu’ici, chaque fois que le souvenir de ces moments me revenait comme une bouffée d’air frais. Je crois que je serai à Paris la première semaine de novembre. J’ai obtenu une bourse du gouvernement français et je serai probablement logé à la Cité universitaire. Pour le reste je coupe ici tous les ponts, et j’ai la ferme intention de rester à Paris. Des amis cherchent en ce moment pour moi un travail pour compléter mes revenus (les bourses sont très faibles et ne permettent pas de vivre) ; j’espère que tout cela se mettra en place. (…) Chère Edith, ne vous fâchez pas quand vous recevrez cette lettre, ou si vous vous fâchez, que cela soit une jolie colère et qu’elle passe vite. J’aimerai que vous aimiez (voyez comme je répète les mots, et ma maîtresse à l’école se tuait à corriger mon vocabulaire et à m’enseigner des synonymes), il me plairait que l’une de mes histoires vous plaise. Si vous n’habitez plus à l’adresse où j’envoie cette lettre, et qu’elle vous parvient tout de même, “seriez-vous assez aimable pour m’envoyer votre adresse pour qu’un soir, rempli de joie, je puisse… (Suspense ! Ce que je veux dire est qu’il ne me plairait pas de trouver la maison vide, ou que vous ayez déménagé à Bordeaux, à Lyon, ou que vous viviez dans la tour d’Olivier de Clisson, qui me plait tant). Ainsi, m’enverrez-vous votre adresse si elle a changé ? Edith, à très vite, avec beaucoup d’affection de…
— Julio Cortázar